L'Écheveau linguistique européen
par Claude Piron
traduit de l'espéranto par Thierry Saladin

 


Le titre de cet article évoque l’Europe. Je dois tout de suite préciser que lorsque je parle de l’Europe, je ne me limite pas à l’Union européenne. Je pense à la totalité de cette partie du monde qui est la nôtre, cette partie du monde dans laquelle la diversité des langues engendre une multitude de problèmes.

Problèmes linguistiques.
Les problèmes linguistiques sont très divers. Pensez aux réfugiés, ces gens qui demandent l’asile politique. Combien d’entre eux parviennent à se repérer facilement avec la langue de la région qu’ils ont finalement atteinte ?
Quant aux problèmes rencontrés par les dirigeants de sociétés, parlons-en car ils sont légion !
Le directeur d’une entreprise moyenne peut rater un contrat très intéressant car la qualité de son anglais ne se situe pas au niveau requis pour soutenir une négociation délicate et fatigante nerveusement avec un partenaire japonais ou saoudien. Et que dire des problèmes que rencontre l’aviation ? D’après une étude faite par Boeing, 11 pour cent au moins des accidents mortels de l’aviation sont dus à une incompréhension entre le pilote de l’avion et la tour de contrôle.
Humiliation et peur.

Les problèmes linguistiques se présentent en tous lieux — ils touchent les domaines politique, économique, social, culturel, pédagogique et psychologique — et chacun d’eux comporte de multiples subdivisions. Par exemple, il n’est pas possible de traiter sérieusement l’aspect psychologique de ces problèmes si on n’en distingue pas les domaines sentimentaux, intellectuels et neuropsychologiques. D’un point de vue sentimental, émotionnel, il faut tenir compte du fait qu’une langue est liée à notre sentiment d’appartenir à une identité. Nous nous identifions à notre langue. Attaquer notre langue ou lui donner un statut inférieur, c’est nous attaquer ou nous humilier. Quand on passe à une autre langue notre personnalité peut se modifier. Comme disait en son temps à la télévision néerlandaise M. Winkel, le maire de Noordwijkerhout: Même si on a bien appris l’anglais, ce qui est souvent le cas aux Pays-Bas, on hésite à l’utiliser en présence d’un groupe international, car dans cette situation on a peur. On a peur de ne pas réussir à dire exactement ce qu’on veut dire, peur de se tromper, peur de déclencher le rire du fait de sa propre prononciation, ou peur de ne pas se sentir suffisamment à l’aise dans cette langue étrangère pour pouvoir répondre du tac au tac à un anglophone de naissance avec toute la force qui conviendrait…
J’avais été très touché par cette phrase qu’un délégué japonais m’avait dite un jour, lors d’une réunion de l’Organisation Mondiale de la Santé : Quand vous parlez une langue étrangère vous paraissez moins intelligent que ce que vous êtes.
À côté de tous ces facteurs qui appartiennent aux différentes disciplines mentionnées plus haut, il y a des problèmes tout simplement pratiques. Un jour, j’ai acheté une cafetière électrique programmable et, dans la partie du mode d’emploi rédigée en français j’ai lu cet avertissement écrit en lettres capitales; Attention, il ne faut jamais mettre de l’eau chaude dans l’appareil ! Mais en vis-à-vis se trouvait la version italienne du texte qui, elle, affirmait, et sur la même ligne : Prenez-garde de ne jamais verser de l’eau froide dans le réservoir ! Mais que faut-il donc faire ?
Les problèmes sont très divers.
Les problèmes linguistiques sont compliqués non seulement parce qu’ils sont pour ainsi dire, différents dans le sens horizontal — ce qui signifie qu’ils apparaissent en diverses occasions de la vie — mais en outre par le fait qu’ils sont différents également d’un point de vue vertical : ils touchent plusieurs niveaux, par exemple le niveau des institutions internationales, celui des gouvernements des États et celui des citoyens.
Pour ce qui concerne les institutions, il y a tant de problèmes. Prenons par exemple l’Europe. Alors qu’elle est en cours de construction, elle est confrontée à un terrible dilemme du fait de l’adhésion des nouveaux États membres. La priorité doit-elle être donnée à la démocratie, et dans ce cas doit-on s’introduire dans ce terrible labyrinthe économique et financier, aux multiples complications pratiques, comme par exemple la nécessité d’installer des circuits audio- et microphoniques pour 380 combinaisons linguistiques, ou alors, sous prétexte d’une saine sagesse économique, doit-on choisir de préférence un système dans lequel certaines langues sont (seraient) plus égales que d’autres, comme aurait dit Orwell?
Beaucoup d’indicateurs laissent à penser que dans les hautes instances on envisage, sans avoir le courage de le dire ouvertement, que la solution c’est de ne pas (plus) accepter une autre langue que l’anglais comme outil de communication entre les différents éléments de l’Union européenne. C’est ainsi que l’anglais est la seule langue autorisée lors des négociations avec les pays candidats de l’Europe de l’Est. Que cette manière d’imposer une langue signifiât pour des pays comme la Slovénie, la Slovaquie ou la Lituanie l’obligation de se trouver dès le début dans une situation inférieure, ne sembla pas gêner le petit confort des grands. En imposant cette manière d’agir, ces derniers transmettaient le message suivant: Vous êtes les demandeurs, et nous sommes les plus forts, c’est à vous de vous adapter. Comme la langue de communication traditionnelle en Europe de l’Est c’est l’allemand et non l’anglais, ces États ont dû, lors des négociations, choisir leurs représentants d’après leur niveau en anglais et non en fonction de leur parfaite connaissance de tel ou tel dossier.
En fait, un régime dans lequel l’anglais serait le seul moyen de communication serait profondément injuste pour la plupart des États, et donc des peuples, sans parler du fait que le pays le plus favorisé est précisément celui qui d’ordinaire se montre le moins européen et le moins solidaire des autres membres de l’Union.
La langue, c’est une arme.
Vous pensez peut-être que j’exagère en disant le pays le plus favorisé. Mais j’ai assisté à suffisamment de tractations entre États pour pouvoir vous garantir qu’il s’agit effectivement de quelque chose de bien réel. Un jour, lors d’une assemblée mondiale des Organisations non gouvernementales en relation avec l’ONU, j’ai représenté une ONG, Il y avait là des représentants du monde entier. En théorie il y avait deux langues de travail, l’anglais et le français. J’ai noté avec soin la langue utilisée par chaque intervenant ainsi que sa langue maternelle. Quatre-vingt douze pour cent des interventions furent en anglais, et 87 pour cent des intervenants avaient l’anglais comme langue maternelle. Nous venions de partout, du Moyen-Orient, d’Amérique Latine, de l’Europe de l’Est, d’Asie, et d’Afrique. Mais les discussions ne se déroulaient qu’entre Britanniques, États-uniens, Irlandais et Australiens. Quand j’ai fait remarqué cela à ma voisine, elle m’a répondu : La plupart des associations choisissent des locuteurs anglophones pour les représenter, afin d être certaines que leurs intérêts seront bien défendus. Voilà bien la preuve qu’une langue, c’est une arme. Une négociation internationale, c’est comme une rencontre de tennis de table. Si je négocie avec un locuteur anglophone, c’est comme s’il avait le droit de jouer avec sa main droite, celle qu’il utilise en permanence, alors que moi, qui suis droitier, je devrais utiliser ma main gauche, ce qui réduirait réduit considérablement ma dextérité, mon aptitude à renvoyer convenablement la balle, et mes chances de victoire. Dans le monde sportif cela déclencherait une vraie tempête, ce serait un tollé. Pourtant personne n’a pris conscience que c’est ainsi que les affaires se traitent dans la vie internationale.
De nouveau, vous trouvez peut-être que j’exagère en comparant le fait de s’exprimer dans une langue étrangère avec l’obligation de ne pas utiliser sa main habituelle. Pourtant la comparaison est tout à fait juste. Pour parler couramment une langue, notre cerveau doit emmagasiner des centaines de milliers de réflexes. Une langue, c’est un entrelacement complexe de programmes (au sens informatique du terme), dont le fonctionnement est inhibé en permanence par des centaines de milliers de sous-programmes qui vont dans d’autres directions. Nous n’en sommes pas conscients car l’acquisition de notre langue maternelle s’est faite inconsciemment, à l’âge où rien ne nous permettait de suspecter l’amplitude du travail effectué par nos circuits neuronaux. Nous avons donc oublié le travail gigantesque qu’ils ont effectué quand nous avons acquis tous les gestes de la vie quotidienne. Mais un droitier le constate très vite lorsque son bras droit est fracturé : l’individu dégourdi qu’il était se retrouve malhabile. Et cela nous le percevons aussi lorsque nous voyons avec quelle peine un petit enfant noue ses lacets, alors que nous faisons cela en deux secondes à peine. Pour nous exprimer correctement nous devons sans cesse bloquer les voies naturelles neuropsychologiques. Par exemple, pour exprimer en français l’idée de ce qui ne peut pas être résolu, le mouvement spontané du cerveau conduit à irrésolvable. Mais ce mot n’est pas correct ; il faut barrer cette voie et installer la déviation qui conduit à la forme correcte insoluble. En anglais, un mouvement naturel conduit à I comed, the sheeps, he knowed, mais ces formes doivent être éliminées du stock cérébral et remplacées par I came, the sheep, he knew. Je pourrais citer des milliers d’exemples. L’influx nerveux ne peut suivre son appétence naturelle qui le pousse à exprimer des concepts parallèles par des formules parallèles.
Nous avons une tendance naturelle à généraliser chaque trait de la langue. Tous les enfants francophones disent plus bon au lieu de la forme correcte meilleur, tous les petits anglophones disent foots au lieu de feet : ils généralisent la forme la plus souvent rencontrée, telle qu’on la trouve en français, en plus beau, plus fort, plus petit, en anglais, en hands, toys, books, etc. Apprendre une langue consiste donc à se débarrasser des réflexes acquis dans la langue maternelle et à se remettre dans le cerveau toute une série de réflexes différents, et plus tard à inhiber une forte proportion de ces derniers pour en arriver à la forme correcte qui s’oppose à la tendance spontanée à (tout) généraliser. En anglais, par exemple, le premier mouvement de l’influx nerveux conduit à he comed, mais peu à peu l’enfant, consciemment ou inconsciemment, barre cette voie naturelle, met ici un panneau annonçant qu’il est interdit d’aller dans cette direction, et indique la déviation qui conduit à la forme juste he came.
Apprendre une langue consiste donc à empiler des réflexes les uns sur les autres par couches successives. J’emploie le mot réflexe, car il ne suffit pas d’avoir compris et mémorisé les formes. Si vous devez réfléchir, c’est-à-dire feuilleter toutes les fiches de votre esprit et ordonner des dossiers dans votre mémoire pour parvenir à trouver le mot juste, vous ne pouvez pas parler couramment.
Le régime de l’Union européenne est privilégié.
Mais revenons au régime linguistique de l’Union européenne. Certains pensent que la seule façon de régler le problème des langues est d’en limiter le nombre à trois seulement (et pas davantage), par exemple l’anglais, le français et l’allemand. Cela ne rendrait pas pour autant le système plus démocratique. Le seul résultat serait qu’un peu plus d’États jouiraient d’un privilège. Il est vrai qu’il existe un système qui rendrait l’utilisation d’un nombre admissible de langues sans en privilégier aucune. Ce serait d’accepter, par exemple, les trois langues mentionnées plus haut, mais avec la condition que nul n’ait le droit d’utiliser sa propre langue maternelle, qu’il soit délégué, représentant de l’État, négociateur, rédacteur de document ou participant d’un débat politique ou technique,. Si les représentants britanniques devaient s’exprimer en français ou en allemand, les francophones en allemand ou en anglais, ils prendraient conscience de ce qu’ils imposent aux Tchèques, aux Finnois, aux Portugais, aux Hongrois et aux autres. Ils découvriraient par eux-mêmes ce que cela signifie d’être obligé de renoncer à son mode d’expression quotidien pour s’adapter à une toute autre manière de s’exprimer.
Mais chaque fois que j’ai proposé cette solution, on m’a objecté que je n’étais pas réaliste. Pourquoi donc ? Car me répond-on, les Britanniques et les Français ne l’accepteront jamais. Eh voilà, nous nous retrouvons dans la même situation que lors des négociations avec les pays de l’Europe de l’Est. Il y a deux groupes : ceux qui ont le droit d’exiger et ceux qui ne peuvent que se soumettre. Les premiers, qui jouissent de pouvoir se sentir comme à la maison, avec leur langue, avec une aisance à cent pour cent, n’acceptent pas de se voir diminués à une aisance de 75 ou 50 pour cent. Ils veulent conserver cent pour cent de leur pouvoir. Si c’est ainsi, est-il possible de dire qu’on fonde l’Europe sur les principes qui sont à la base de notre civilisation : l’égalité, la démocratie et le respect de l’autre ?
L’Union européenne se trouve donc devant une alternative : faut-il choisir la démocratie ou bien l’opportunisme économique et pratique. Il est clair qu’elle ne cherche pas une (la) troisième voie et que, dans les esprits de la clique dirigeante il est tout aussi évident que la rationalité pratique et économique passe avant la démocratie.
Sommes-nous vraiment des gens normaux ?
Nous devons passer maintenant au niveau des citoyens. Comme de plus en plus de gens trouvent un emploi dans une région ou un pays où on parle une autre langue et, par le fait que se multiplient les déplacements des masses, les voyages d’affaires et le tourisme international, le nombre de personnes confrontées à des problèmes dus à la diversité linguistique augmente constamment. Un autre aspect du problème est très important et souvent mentionné dans les discours. C’est un aspect au sujet duquel la pratique en politique se situe à des kilomètres des belles formules politiciennes : il s’agit de la culture. On ne cesse de proclamer que la diversité linguistique est une richesse très importante et qu’il faut la préserver par tous les moyens. Par exemple, « chaque Européen devrait connaître trois langues », est le type d’exhortation que l’on nous répète très souvent.
Ces discours sont toujours prononcés sur le ton on doit, il faut que, il n’y a qu’à…Mais en pratique qu’est ce qui se passe ? Tout est fait pour que la plupart des gens concentrent toutes leurs forces vers une langue unique : l’anglais. Cela se présente, notamment dans le domaine de l’enseignement public. L’anglais est la première langue étrangère apprise par 92 % des jeunes en âge de fréquenter l’école. Si on exclut quelques pays européens bilingues ou plurilingues, comme la Finlande et la Suisse, où on enseigne dès le début une autre langue du pays, la proportion atteint 99 % (en fait même une grande partie de la Suisse orientale vient de passer à l’anglais comme première langue).
Par ses messages publicitaires et ses moyens de communication de masse, notre société exerce une pression semblable en diffusant des assertions trompeuses sous forme de slogans tels que : Avec l’anglais on se débrouille partout dans le monde, Les séjours linguistiques organisés par l’entreprise Tartempion dans un pays de langue anglaise vous permettront d’améliorer votre situation professionnelle, Apprenez l’anglais en trois mois avec le cours Machin.
Ces messages, malhonnêtes, trompeurs font partie de notre vie quotidienne à un point tel que nous ne les remarquons même plus. Ici ou là, le système est même plus brutal encore et n’hésite pas à employer des manœuvres psychologiques, comme cette annonce aperçue un jour à la Foire des Langues de Genève : vous n’avez plus d’excuses si vous ne savez pas parler l’anglais (sous-entendu : dépêchez-vous de corriger cette anomalie en vous inscrivant à notre cours selon la méthode X). La phrase a de l’effet, comme en aurait quelqu’un d’important s’il disait à son lecteur : vous êtes un être anormal, vous êtes inférieur, vous êtes un pauvre primitif, tout le monde parle l’anglais, sauf vous. Et pourtant ce n’est pas vrai du tout.
L’entreprise de recrutement Michael Page a contrôlé en Europe le niveau en anglais de plus de 40 000 personnes, candidates à des postes d’encadrement dans des entreprises. Ce sont ces dernières qui avaient auparavant commandé cette étude. Seules 4 pour cent des candidats furent capables de s’exprimer correctement en anglais.
D’après un sondage effectué par Lintas Worldwide dans les pays de l’Union européenne, 94 pour cent des personnes interrogées se sont révélées incapables de bien comprendre trois petits textes extraits de l’anglais courant. Faire croire à quelqu’un, qu’il (ou elle) est anormal alors qu’il s’agit d’une situation rencontrée chez 94 pour cent de la population est cependant un peu exagéré, n’est-ce pas ? Mais personne ne dit rien.
De même, personne ne proteste contre les publicités qui affirment qu’il est possible d’apprendre une langue en trois mois, bien que les réflexes qui conditionnent la maîtrise d’une langue se comptent par millions ou aux alentours du million selon la langue. Vous tous, qui avez appris une langue étrangère, vous savez bien à quelle vitesse on en perd la maîtrise si on cesse de la pratiquer pendant quelques années. Pourquoi ? Parce que les réflexes conditionnés ne sont pas stables, ils doivent être entretenus en permanence, et quand vous cessez d’utiliser une langue vous cessez de leur procurer le renouvellement qui leur est nécessaire. Automatiquement ces réflexes se désagrègent et s’évanouissent.
Est-il possible d’apprendre l’anglais ?
Dans notre société qui se mondialise, des millions et des millions de jeunes font des efforts considérables pour conquérir la langue anglaise, mais plus ils se donnent du mal et moins ils s’approchent du but. À une époque où le rendement est le critère de base, à un point tel que beaucoup d’entreprises réduisent leur personnel au nom de ce critère, comment est-il (est-ce) possible que personne ne pose la question de la rationalité de cette manière de fonctionner ?
Cette étude de la langue présente bien en elle-même un investissement collectif en énergie cérébrale d’une ampleur gigantesque. Et avec quels résultats ? Au niveau du baccalauréat, un étudiant sur cent en Europe, un sur mille en Asie, est plus ou moins capable d’utiliser correctement l’anglais qu’il a étudié à l’école. Quand des ministres constatent ces résultats qui sont lamentables, ils critiquent les méthodes, les enseignants, le nombre d’heures d’étude. Ils refusent de regarder en face un fait qui est objectif, à savoir que l’acquisition d’une langue nationale jusqu’au niveau nécessaire pour pouvoir la pratiquer normalement ou pour s’exprimer en public sans risquer d’être l’objet de moqueries est impossible si on se limite à l’enseignement donné à l’école.
Cet enseignement procure au maximum de 1200 à 1500 heures de contact avec la langue. Or, d’après une étude que j’ai réalisée, seules les personnes en contact avec la langue pendant 10 000 heures sont d’un niveau égal à celui des locuteurs natifs. Autrement dit, hormis les personnes qui ont acquis une pratique quotidienne de l’anglais dans leur vie professionnelle, il n’y a que celles qui ont fait des séjours pendant plusieurs années dans un pays anglophone, en poursuivant sur place leurs études universitaires quand c’était possible, qui maîtrisent vraiment cette langue.
Comme ces séjours coûtent très cher, il se crée une fracture au sein de la société entre ceux qui peuvent se les offrir et ceux qui ne (le) peuvent pas.
Ainsi, une maîtrise imparfaite de l’anglais est fréquente chez des gens, qui pourtant lui ont consacré quatre ou cinq heures par semaine, sans compter le travail fait à la maison, pendant les six ou sept ans que dure l’école.
Dans une lettre, qu’un jeune m’a demandé de corriger il n’y a pas si longtemps, j’ai trouvé la phrase : I will eventually do as you say. Il voulait dire peut-être que je ferai ce que vous m’avez dit, je ferai éventuellement ce que vous avez dit, mais en fait il a dit : au bout du compte je ferai ce que vous avez dit. Et la différence est importante. Aussi importante que la bourde de Madame Helle Degn, la ministre du Danemark, qui, un jour qu’elle présidait une réunion internationale, avait voulu dire, : Pardonnez moi si je ne connais pas bien la question, je viens juste d’être nommée ministre, et en fait elle a dit : I’m at the beginning of my period, ce qui signifie c’est le premier jour de mes règles. Beaucoup de mots anglais ont (en effet) un autre sens que le mot similaire dans les autres langues européennes.
Comparer ce qui est comparable.
J’en viens maintenant au rôle des États. D’après moi, ils évitent de prendre leurs responsabilités dans le domaine linguistique. Si La diversité des langues est une richesse qu’il faut préserver, il serait opportun de se débarrasser des complications qu’elle produit dans la vie en pratique. Il faut donc chercher une solution qui respecte ces deux valeurs conflictuelles. Mais la réponse ne peut pas être trouvée si on ne s’est pas auparavant attaqué à cette question.
Or, aucun État n’a le courage de formuler la question suivante : Dans le domaine de la communication linguistique, qu’est ce qui est de l’intérêt de tous ? Et ils sont encore moins courageux pour explorer en toute objectivité ce qui est du domaine du possible.
Pour connaître une réalité il faut comparer. Vous ne connaissez pas la notion de longueur si vous ne comparez pas l’objet à mesurer à une unité de mesure définie, par exemple le mètre. Dans l’exploration agronomique, on sème le nouveau grain sur la moitié d’une parcelle et l’ancien sur l’autre moitié. On sait que la terre est identique de part et d’autre, que les deux parcelles ont été soumises aux mêmes conditions météorologiques. Si donc la récolte est meilleure dans une des deux moitiés, on saura quel est le grain qui procure le meilleur rendement. Après avoir mis au point un nouveau médicament, on ne le met pas sur le marché sans procéder en premier à ce qu’on appelle des tests cliniques, ce qui veut dire qu’on le compare à un médicament dont l’efficacité est connue ou à une substance inerte (un placebo). Et quand on a l’intention de réaliser de grands travaux de construction, on lance des appels d’offres dans le but de recevoir plusieurs projets et de les comparer les uns aux autres.
Si on considère que c’est la pratique normale dans toutes sortes de domaines, il est incroyable qu’aucun État n’ait dit : Nous investissons des sommes considérables dans l’enseignement de l’anglais, comme du reste, dans la traduction et l’interprétation. Pour savoir si c’est la manière de faire qui s’accorde le mieux avec les intérêts de nos populations, nous devons la comparer à des systèmes concurrents.
Je me trompe peut-être, mais je pense que je suis le seul à avoir comparé dans les faits les diverses organisations/ systèmes linguistiques utilisées dans les échanges de haut niveau, et à avoir publié les résultats. J’ai bien dit de haut niveau, car la comparaison au niveau élémentaire est difficile. Je n’ai pas inclus dans mes explorations la communication par gestes ou le balbutiement d’une langue mal maîtrisée, ce qui constitue souvent les seuls moyens dont disposent les gens ordinaires.
Je n’ai tenu compte que des systèmes appliqués dans les niveaux élevés intellectuellement, c’est-à-dire lors d’une négociation qu’elle soit commerciale ou entre États, ou au niveau d’une assemblée politique, d’un congrès réunissant des gens compétents, ou d’un groupe de travail international, etc. À ce niveau il n’existe que cinq systèmes dans le monde. Les voici d’après leur fréquence d’utilisation dans le monde :
Le système plurilingue : on n’utilise que quelques langues, avec une traduction écrite ou orale ; c’est le système utilisé aux Nations Unies et dans les organisations qui lui sont liées, tout comme dans de nombreux congrès internationaux ;
Le système unilingue : il est utilisé par de nombreuses multinationales et dans un grand nombre de réunions internationales : on n’utilise qu’une seule langue, en général l’anglais ;
Le système multilingue, utilisé au sein de l’Union européenne : les langues de tous les participants sont acceptées, avec traduction orale et écrite ;
Le système langue neutre : on n’utilise qu’une seule langue ; mais elle n’est la langue d’aucun peuple ; c’est le latin, l’espéranto ;
Et enfin, Ce qu’on appelle le système suisse ou scandinave : chacun utilise sa propre langue, mais il n’y a pas de traduction car chaque participant comprend la langue des autres. C’est le système utilisé dans la compagnie aérienne SAS ; en Suisse aussi il est fréquemment utilisé, notamment au Parlement où, dans les commissions chacun parle allemand, français ou italien, et chacun est supposé comprendre les trois langues.
Je ne tiendrai pas compte ici de ce cinquième système car il n’est pas vraiment applicable si on utilise plus de trois langues, mais aussi parce qu’il nécessite une ambiance culturelle et un système d’enseignement qui sont des exceptions dans le monde.
Les quatre autres systèmes, je les ai comparés selon toute une série de critères. Les résultats apparaissent dans le tableau ci-dessous. Notez bien que ce dernier n’intègre un inconvénient que s’il existe (1) ou s’il est absent (0) dans le système linguistique concerné. C’était la seule manière pour pouvoir utiliser des données fiables.
Système : plurilingue unilingue multilingue langue
neutre
a) durée d’apprentissage préalable 1 1 0 1
(pour les participants)
b) investissement préalable des États 1 1 0 1
(enseignement des langues)
c) investissement préalable 1 0 1 0
de l’organisme (services linguistiques)
d) inégalité ou discrimination 1 1 0 0
e) coût de l’interprétation en séance 1 0 1 0
f) coût de la production de documents 1 0 1 0
g) temps nécessaire pour recevoir 1 0 1 0
la documentation traduite dans sa langue
h) déperdition ou distorsion 1 1 1 0
de l’information
i) importance du handicap linguistique 1 1 0 1
au cours d’une réunion
j) difficulté de compréhension à la lecture 1 1 0 1
k) agacement ou gêne en séance 1 1 1 0
(par exemple nécessité de disposer
de cabines d’interprétation, obligation
d’utiliser des écouteurs)
l) augmentation probable des inconvénients 1 0 1 0
au cours des vingt prochaines années
Niveau total des inconvénients 12 7 7 4
Le système le plus efficace.
Vous comprenez pourquoi je dis que les États ne prennent pas au sérieux leurs responsabilités. Il est clair que l’espéranto représente le meilleur système ou si vous préférez, le moins mauvais. Cependant, mon calcul est erroné, du moins en partie, en ce qui concerne ce système. Par exemple, le premier point, durée d’apprentissage préalable pour les participants, traite de manière égale tous les événements dans lesquels une partie au moins des participants a dû auparavant apprendre une langue étrangère. Ce mode de calcul ne prend pas en considération le fait qu’en moyenne pour un même nombre d’heures d’apprentissage par semaine, six mois d’espéranto procurent une capacité d’expression équivalente à celle obtenue après six années d’étude d’une autre langue. De même, pour ce qui concerne le critère i) importance du handicap linguistique au cours d’une réunion : il laisse de côté le fait que l’espéranto est pour tous bien plus facile à prononcer qu’une langue comme l’anglais, et qu’à l’oreille il est considérablement plus clair et, par conséquent, plus compréhensible.
Si on considère le fait, facilement contrôlable, que parmi tous les moyens utilisés par les hommes pour surmonter les barrières linguistiques, c’est l’espéranto qui apporte la meilleure efficacité, eu égard à son coût et à la rapidité de son apprentissage, il est incontestable que les gouvernements agissent comme si l’espéranto n’existait pas. Si au moins ils disaient : Nous avons étudié avec objectivité la question, nous avons comparé l’espéranto en tant que moyen de communication entre les hommes de divers pays avec les autres systèmes utilisés, et nous avons conclu à la suite de cette expérimentation que l’espéranto était inférieur aux autres méthodes selon tel et tel autre point, ce serait acceptable. Mais aucun gouvernement n’a exploré l’affaire. On rejette l’espéranto, ou plus précisément, on refuse de poser la question qui amènerait peut-être l’espéranto comme seule réponse satisfaisante, et toujours avec un a priori. On accuse l’espéranto d’être idiot, fantaisiste ou pas sérieux, et on le condamne à rester en dehors de la vie relationnelle des citoyens. Mais est-ce bien normal d’accuser et de condamner sans avoir enquêté, sans avoir recueilli des informations, sans avoir étudié les faits et d’arriver à un tel degré de certitude ? Cette façon d’agir ressemble à celle d’un jury qui éliminerait un étudiant sans avoir pris la peine de s’intéresser à ses études, d’avoir lu ses travaux et sans avoir jeté un coup d’œil sur son livret scolaire. Prétendre construire l’Europe sur la base d’un comportement à ce point opposé aux principes démocratiques et avec un tel mépris des principes de l’objectivité et du contrôle des faits — toujours appliqués dans le droit et dans le domaine scientifique — augure très mal de l’avenir de cette partie du monde qui est la nôtre.
Un médicament bon-marché.
Le fait que les États s’exonèrent ainsi de leurs responsabilités est d’autant moins pardonnable qu’ils n’auraient pas grand-chose à faire en pratique, et même, c’est tout juste s’ils auraient à dépenser un sou dans cette affaire. Ce manque très fréquent de compréhension réciproque entre les hommes peut être assimilé à une maladie sociale, du fait des nombreuses caractérisations du fonctionnement de la communication linguistique dans notre monde actuel. Vis-à-vis de cette maladie, l’espéranto se présente comme un remède efficace et d’un très bon prix. En d’autres termes, les États sont dans la situation d’un ministre de la santé publique qui, face à une épidémie — en fait une endémie — refuserait de recommander aux malades un médicament adapté et très bon marché, et interdirait que les fonctionnaires entreprennent des expérimentations cliniques pour définir comment est ce médicament par comparaison avec les autres méthodes qu’on emploie d’ordinaire pour traiter la maladie en question. C’est non seulement immoral, non seulement du masochisme, mais c’est idiot.
J’ai dit que les États pourraient aider à résoudre le problème en agissant à peine, et pratiquement sans dépenser un sou. Cette assertion vraisemblablement vous a paru incroyable. Je pense pourtant qu’elle est le reflet de la vérité.
Ce que les États devraient faire, ce serait tout simplement de proclamer la réalité. Il ne serait pas nécessaire qu’ils organisassent un enseignement généralisé de l’espéranto. Mais qu’ils disent à leurs concitoyens : Nous avons étudié cette question. L’espéranto peut résoudre les problèmes causés par la diversité linguistique, après une période d’apprentissage relativement courte, sans désavantager quiconque, politiquement ou culturellement, (par opposition avec ce qui se passe avec l’anglais). Par conséquent, nous recommandons à tous nos compatriotes d’apprendre l’espéranto. Dans peu de temps, ils pourront communiquer au-delà des barrières linguistiques par le système psychologiquement le plus agréable parmi tous ceux qui existent et par l’outil de communication le plus rapidement maîtrisable. Vous verriez toutes les entreprises qui proposent actuellement des cours de langues proposer des cours d’espéranto. Des stations de radio et de télévision présenteraient ce genre de cours, chaque jour, pendant quelques minutes. Les parents exigeraient que les écoles organisent des cours d’espéranto et les écoles les proposeraient dans le cadre des activités facultatives à côté du judo, de la flûte ou de l’art de faire du macramé. Beaucoup de gens se mettraient à l’apprendre d’eux-mêmes, soit avec des manuels, soit par l’un ou l’autre des nombreux cours existant sur Internet, soit en cours organisés par les associations espérantistes locales.
Peu de temps après, les Européens seraient capables de se comprendre au moyen d’une langue humoristique, riche et précise, à la pratique agréable et qui respecte mieux que toute autre les fonctions naturelles d’un cerveau désireux de s’exprimer, et ils l’acquerraient sans dépenser plus d’énergie nerveuse que ce que beaucoup investissent chaque jour dans les énigmes des mots croisés. J’espère ne pas vous choquer quand je vous aurai dis que j’ai rencontré une personne qui a étudié l’espéranto dans les toilettes en ne lui consacrant que quelques minutes matin et soir, et, quatre mois après, elle s’exprimait déjà très bien. Alors, non seulement les Européens se comprendraient les uns avec les autres, mais ils découvriraient aussi qu’il existe des gens au Japon, en Corée, en Mongolie, en Chine, en Iran, en Russie, au Congo, au Brésil, en fait presque partout, qui connaissent la langue et qui sont prêts à discuter avec eux, soit directement, soit par message Internet. Sincèrement, est-ce qu’un tel résultat aussi extraordinaire ne serait pas digne d’être recherché, si on veut bien considérer qu’en pratique il n’exigerait rien des administrations étatiques sauf à effectuer un contrôle très facile des faits suivi d’une déclaration solennelle, répétée autant de fois que nécessaire par les médias de masse pour que son message pénètre dans les esprits ?
Une fois que les problèmes de langues chez les gens ordinaires auraient disparu grâce à l’espéranto, les hauts fonctionnaires des institutions européennes, constatant le changement, se demanderaient s’il ne serait pas opportun qu’ils adoptassent à leur tour cette solution que les populations auraient auparavant appliquée.
Pour qu’un tel projet puisse se réaliser, qu’il sera peut-être nécessaire d’attendre qu’un certain avocat dépose une plainte collective, comme on le fait aux États-Unis, pour entreprendre une action en justice contre les gouvernements et exiger du tribunal qu’il les condamne à une réparation des dommages endurés par les citoyens qui auront perdu une énorme quantité de temps, d’argent et d’effort pour acquérir la connaissance de l’anglais sans obtenir de résultats enthousiasmants, tout simplement parce que les États avaient refusé de les informer en toute objectivité de l’existence d’un système bien plus performant, bien moins cher et bien plus rapidement accessible.
Une névrose sociale : le masochisme.
En devenant psychothérapeute, je suis passé d’une profession linguistique à une profession psychologique. Un des constats qui m’impressionnent toujours dans ma pratique, c’est que ce qui guérit, c’est la réalité, ou plus précisément le fait d’accepter et de reconnaître la réalité. De mon point de vue, notre société souffre d’une terrible névrose basée d’un côté sur une méfiance réciproque et d’un autre côté sur du masochisme qui fait croire que les solutions simples ont moins de valeur que les solutions compliquées. Comme si un alphabet de 28 lettres ne pouvait pas permettre d’exprimer des pensées aussi profondes qu’une écriture contenant des centaines de milliers d’hiéroglyphes.
Mais cette névrose sociale peut être soignée tout comme une névrose individuelle : par confrontation avec la réalité. Cependant, quiconque pratique la psychothérapie sait bien que pour affronter la réalité il faut souvent du courage. Pour nos dirigeants et pour beaucoup d’intellectuels, l’espéranto c’est comme le sale crocodile terrifiant qu’un enfant de quatre ans imagine couché sous son lit. En fait, il n’y a pas de crocodile couché là. Mais pour vous en convaincre, il vous faudrait sortir du lit et aller regarder. Ne risquez-vous pas de vous trouver nez à nez avec une épouvantable bête sauvage qui voudra vous dévorer ? Pour cette raison, c’est plus facile de rester dans son lit et de ne rien contrôler, quels que soient les désavantages inhérents à cette décision qui n’est pas courageuse mais typiquement humaine. Regarder les faits et comparer : voilà l’action courageuse que l’élite politique et intellectuelle de cette partie du monde qui est la nôtre trouve si difficile à réaliser. Que ces personnes, avec leur haute position dans la société, ne puissent pas facilement assumer un tel risque est compréhensible : elles risqueraient de constater que pendant plus d’un siècle elles ont été dans l’erreur. Quel est donc le potentat qui accepterait de voir ses propres erreurs et de les révéler au public ? Il n’en est pas moins vrai que leur refus de regarder la réalité bien en face dans ce domaine est excessivement regrettable pour l’Europe qui essaie de se construire, et d’être démocratique.

 

 

 

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