Voilà,
c'est fait. Tous les Européens ont désormais dans leur
porte-monnaie les mêmes pièces, les mêmes billets
de banque. Vraiment tous les Européens ? Non bien sûr,
car il faut écarter de ce groupe tous ceux qui ne font pas encore
partie de cette Europe dont on nous parle tant. Ce sont les pays de
l'est, pays slaves pour la plupart qui ont payé très cher
le règlement de la Seconde Guerre mondiale et puis il y a ceux
qui sont bel et bien dans cette Europe mais qui, pour des raisons sur
lesquelles nous reviendrons, ont refusé ce qui est présenté
par nos politiques comme une chance pour ne pas dire une aubaine.
Désormais avec
cette monnaie unique - exit la Drachme, l'Escudo, le Florin,le Franc
(belge, français et luxembourgeois), la Livre irlandaise, la
Lire, le Mark (allemand et finlandais), la Peseta et le Schilling autrichien
-- nous irons faire nos courses plus facilement à l'étranger,
comme si cela correspondait à une véritable attente de
tout un chacun, comme si les véritables problèmes que
rencontrent nos sociétés allaient être résolus
ou tout au moins en voie de résolution. Nous verrons bien.
Ce
qui semble plus intéressant c'est le fait que certains pays, et au premier
rang desquels le Royaume-Uni, ont refusé d'adopter l'Euro, préférant
pour des raisons de prestige ou d'attachement à un des aspects de leur
patrimoine conserver leur monnaie, en l'occurrence la Livre sterling.
Ne faut-il pas y voir un des problèmes majeurs que soulève cette question
de la monnaie ? Ne faut-il pas y voir l'attachement profond d'une nation
à ce qui fait son identité ? Pourtant ce n'est pas la monnaie, mais
bien le territoire, le peuple et la langue qui sont, et à juste titre,
considérés par l'Unesco comme les éléments définissant une identité.
Ce profond attachement à ressentir les choses, à les exprimer, en un
mot à voir le monde d'une certaine manière, détermine notre comportement
et c'est la langue qui en est l'essence, le vecteur. Elle est le creuset
dans lequel nous nous sommes forgés, l'outil avec lequel nous avons
découvert le monde à l'écoute des mots de notre maman qui dès la vie
fœtale nous transmettait tout son amour à nous voir grandir pour devenir
un être humain. Ces mots, le sens et la musique qu'ils ont en eux font
partie de nous, sans notre langue nous ne sommes plus rien.
Tiens, la langue. Mais
au fait quand nous sortirons des grands magasins de Rome ou de Francfort,
comment nous exprimerons-nous avec les autochtones ? Comment parviendrons-nous
à nouer des contacts avec nos voisins, de vrais contacts permettant
des échanges enrichissants et la découverte de l'autre. Autrement dit,
en quelle(s) langue(s) pourrons-nous échanger avec nos voisins ?
A cette question qui
n'a jusqu'ici, jamais été envisagée par les politiques
ou les intellectuels on ne peut proposer que cinq réponses, après il
est vrai, une réflexion sérieuse.
Tout d'abord rappelons
que l'Union européenne regroupe aujourd'hui 15 pays parlant 11 langues
dites nationales auxquelles il convient d'ajouter soit des langues officielles
comme par exemple le gaélique en Irlande ou le catalan en Espagne soit
des langues régionales et rien qu'en France il y en a 7 (flamand, basque,
alsacien, breton, occitan, catalan et corse). Ces langues sont un patrimoine
qu'il faut préserver et toute mesure politique qui ne prendrait pas
en compte cette composante du génie humain serait une catastrophe d'un
point de vue culturel.
Quelles sont ces réponses
?
Le multilinguisme
, c'est-à-dire que tout Européen dispose des moyens nécessaires
pour apprendre les autre idiomes. Aujourd'hui, dix langues seraient
au programme, demain vingt-trois* après-demain une trentaine. C'est
très bien, c'est équitable, tout le monde connaît la langue de tout
un chacun mais c'est probablement irréalisable.
Le bilinguisme,
c'est-à-dire que tout Européen apprend et maîtrise deux langues étrangères
en plus de la sienne. C'est déjà plus réaliste, mais imaginez un peu
les problèmes que rencontrerait un Français ayant appris l'italien et
le néerlandais en présence d'un Tchèque connaissant l'allemand et le
suédois ? Au mieux on pourrait imaginer un bilinguisme sélectif avec
la possibilité de n'apprendre que deux langues déterminées. Bon, d'accord,
continuons cette logique et imaginons que nos politiques, après avoir
réfléchi, déterminent que l'enseignement " dit officiel " concernera
le portugais et l'allemand ; c'est une simple hypothèse. Pensez-vous
que tous les citoyens européens seraient alors sur un pied d'égalité
? Pensez-vous que les locuteurs dont la langue n'aurait pas été choisie
ne se sentiraient pas frustrés, qu'ils n'éprouveraient pas le sentiment
de parler une langue minorée, sans valeur, de moindre importance que
celles retenues précisément pour les échanges européens ? Pensez-vous
que les locuteurs des langues choisies seraient motivés pour apprendre
les langues des autres et que feraient-ils de tout ce temps libéré ?
Le choix de cinq
grandes langues (allemand, anglais, espagnol, français et italien)
fut proposé en 1994 par la France (tiens donc !) afin que les instances
officielles n'utilisent que ces cinq langues, dites langues de travail,
ou grandes langues ou langues de référence (on peut changer les mots,
le principe reste le même). Ce fut évidemment le tollé chez nos voisins
portugais et grecs notamment. Exit le projet de M.Alain Lamassoure,
ministre des affaires européennes du gouvernement Balladur !
Le tout-anglais.
Au fait pourquoi pas ? Et, je suis même sûr qu'en lisant ces lignes
vous y aviez songé dès la première seconde… ! Pourquoi l'Europe ne déciderait-elle
pas de parler exclusivement l'anglais ? C'est une question qu'il ne
faut pas écarter. Mais auparavant les peuples devraient être consultés
sur une telle question, après bien évidemment tout un débat public mené
tant par des intellectuels (linguistes, sociologues, psychologues, historiens…)
que par les politiques eux-mêmes. La voie du référendum pourrait convenir
pour une telle consultation qui au demeurant permettrait au terme d'une
campagne de réflexion et de sensibilisation d'informer les masses sur
ce qu'est une langue et sur les enjeux d'une telle décision. Dois-je
rappeler que l'anglais est, à quelques différences près, également parlé
aux Etats-Unis et que selon l'académicien Jean Dutourd " parler la langue
de la première puissance du monde, c'est faire acte de vassalité ".
De plus, on voit déjà ce qui se passe dans les écoles du Royaume-Uni,
les scolaires ne sont plus motivés pour apprendre les langues et pendant
ce temps on intensifie les programmes en Europe... Y aurait-il des Européens
plus égaux que d'autres ?
Une langue neutre
mettant tous les citoyens européens sur un pied d'égalité ? On a proposé
le latin, langue morte donc neutre, mais certains ont fait remarquer
que cette langue était trop compliquée pour un tel usage donc qu'il
y avait nécessité de la réformer. D'autres ont dit que la réforme serait
telle que cela reviendrait à créer, à inventer une nouvelle langue.
Certains ont même envisagé de créer une langue européenne,
une langue commune, pendant que d'autres ont répliqué que cela exigerait
des décennies de travail !
Très souvent, pour ne
pas dire toujours, le débat s'arrête là. Il ne débouche que sur des
conjectures pour sombrer dans un attentisme qui ne fait qu'accélérer
l'évolution vers le tout-anglais par manque de décision ou de réflexion
politique -- même si officiellement chacun au plus haut niveau se déclare
"attaché au plurilinguisme". Le courage politique est là et
pas ailleurs. Il consiste à ne pas regarder les sondages mais à anticiper,
quitte à perdre les élections car on est en avance sur l'opinion qui
précisément un jour vous donnera raison. Avez-vous remarqué quand notre
actuel ministre de l'Education nationale parle comme ses prédécesseurs
de l'apprentissage de l'anglais il ne parle que de son attachement "à
l'apprentissage d'une langue vivante ". On est dans le non-dit. Officiellement,
on défend le plurilinguisme mais en pratique on ne propose que l'anglais.
Bien la communication !
Alors, me direz-vous,
que faire ? Eh bien peut-être qu'il faudrait également écouter ceux
qui proposent, dans le mépris le plus total jusqu'à présent, que l'on
mette l'espéranto à côté des autres propositions. Je ne sais pas pourquoi,
mais beaucoup de gens ne peuvent s'empêcher d'avoir un sourire plein
de commisération pour ne pas dire d'éclater de rire lorsque quelqu'un
parle de l'espéranto. Si on essaie d'avancer quelques arguments, c'est
toujours sur le ton que les grandes personnes emploient pour gronder
un enfant polisson qu'elles se sentent obligées de rappeler que " cette
langue n'est pas naturelle, car elle est artificielle, que c'est une
langage pauvre, que cela ne peut convenir pour traduire les nuances
de la pensée et blablabla et blablabla… " Le problème, c'est que ces
mêmes personnes ne savent rien, je dis bien, RIEN, de l'espéranto. Mais
elles ont un avis sur la question. Et on dit tant de choses…
L'espéranto n'est peut-être
pas la solution aux problèmes linguistiques que pose la construction
européenne, mais par honnêteté intellectuelle il devrait être mis en
comparaison et sans à priori avec les autres hypothèses de travail.
Comme dit Umberto Eco "Cette langue n'a jamais été essayée et elle a
de plus une belle histoire ".
En trois phrases, rappelons
que c'est une langue construite avec un vocabulaire européen à 100%
et une structure de type " lego " comme le sont la plupart des langues
non indo-européennes. Sa grammaire est régulière, elle s'apprend donc
dix fois plus vite que n'importe quelle langue et permet de traduire
toutes les nuances de la pensée. Enfin depuis 1887, année de sa création,
elle est parlée dans le monde entier, a produit une littérature originale
(roman, poésie etc.), support de toutes les cultures et a été combattue
par tous les régimes totalitaires. Pendant ce temps les démocraties
n'ont rien fait contre l'Espéranto, ouf ! Mais qu'ont-elles fait pour
l'Espéranto? Rien également ! Les préjugés et les contre-vérités ont
la vie dure.
Et puis en cette période technique où
il faut être efficace et rapide, on utilise les moyens modernes
de transports. Pour aller de Marseille à Paris on prend le T.G.V.
ou la voiture, et non sa mobylette.
Eh bien l'espéranto, c'est l'autoroute de la communication, la
vraie. Celle qui établit un pont entre les hommes, celle qui
est efficace après seulement quelques mois d'un apprentissage
ludique. Avec cette autoroute, plus de sens-interdits,
plus de feux-rouges, plus de bouchons, et en plus la vitesse n'est pas
limitée! Si, si, je vous assure. Et pour reprendre un slogan
bien connu, l'essayer, c'est l'adopter.
Il faut le reconnaître,
notre comportement relève de celui qu'ont les enfants à
table, nous préférons dire "je n'aime pas ça"
au lieu de goûter ce qu'il y a dans notre assiette. Sainte Patience,
priez pour nous!
C'est bien une Europe
des peuples qu'il nous faudra construire et transmettre à nos enfants.
Une Europe dans laquelle tous les citoyens quel que soit leur pays d'origine
seront traités sur le même plan que leurs semblables. Les valeurs de
tolérance et de respect, principes fondamentaux des droits de l'homme
devront en être l'expression.
Sur le plan linguistique
cette Europe n'existe pas du tout ; certains même sans avoir adopté
l'Euro, parce qu'ils sont anglophones, profitent d'un avantage et cela
au mépris de la règle élémentaire de l'égalité des chances. Pendant
que nos enfants s'escriment à apprendre l'anglais qu'on leur impose,
les petits Anglais, eux, passent ce temps scolaire à faire des maths
ou des études dans des domaines divers qui les mettront inévitablement
au dessus de nos enfants d'un point de vue technique, et en plus les
échanges devraient se passer dans la langue maternelle de ces derniers
? Au nom de quoi ? Au nom de quoi certains Européens seraient
placés avantageusement du fait de leur naissance? L'Assemblée
constituante avait pourtant aboli les privilèges dans la nuit
du 4 août 1789. Il serait temps d'examiner les faits et d'en déduire
une conduite à tenir. Il faut une Europe avec des citoyens mis sur un
pied d'égalité ; égalité des chances, égalité des droits et égalité
des devoirs. L'Europe a désormais
une monnaie unique et neutre, il lui faut une langue neutre et commune.
Si
nous commencions par supprimer les frontières dans nos têtes, celles
sur les cartes n'auraient plus de raison d'être. Tel est l'enjeu.
*
Sous la présidence française au cours du second semestre de 2000, le
principe de l'élargissement de l'Union européenne vers l'est fut accepté
lors du sommet de Nice. L'Europe politique passera à vingt-huit pays
soit 13 langues supplémentaires dans quelques années.
rédigé le 4 janvier 2002
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