Comment
mourir idiot
en dix leçons?
Toute personne a parfaitement conscience qu'à moins d'avoir étudié, à défaut d'une manière approfondie, tout au moins succinctement, l'un des très nombreux domaines du savoir que l'homme a explorés depuis les époques historiques, on ne peut prétendre tenir des propos pertinents dans tous les domaines pour lesquels l'on n'a aucune formation suffisante. Le temps de Pic de la Mirandole (1463-1494), époque où un homme pouvait encore prétendre avoir assimilé tous les savoirs de son temps, est depuis et restera à jamais révolu. Il reste donc peu de domaines où quiconque désire sincèrement mourir idiot pourrait prétendre concourir avec succès pour un tel titre sans que ses pairs ne le disqualifient aussitôt pour cause d'ignorance par trop flagrante du sujet qu'il voudra traiter.
Leçon 1 Certes, les milliers d'espérantophones qui se rencontrent chaque année au cours de multiples congrès internationaux ne parlent pas: ils chantent, ils rient, ils plaisantent, ils discutent, ils écoutent des conférences, ils interviennent dans des débats, ils assistent à des représentations théatrales, ils rédigent des textes, ils font des jeux de mots, ils se taquinent, ils se chamaillent parfois, certains même se draguent, mais surtout jamais, au grand jamais, ils ne parlent. Et UN point de gagné, UN! Leçon 2 Certes, et les quelque 5 millions de locuteurs de l'hébreu, en Israël, ignorent que le véhicule linguistique qu'ils utilisent quotidiennement pour s'informer, pour rêver, pour se faire des câlins ou pour se disputer, n'est pas une langue puisqu'à l'origine à l'époque d'Éliézer ben Yehouda, le pionnier du retour à l'hébreu , personne, absolument personne ne parlait cette langue et ne l'avait apprise en tant que langue maternelle . La moindre des choses serait de prévenir les hébréophones qu'ils n'ont pas de langue, c'est urgent! Et donc DEUX points de gagnés! Leçon 3 Certes, il semble évident pour tout le monde que quand un Finlandais épouse une Japonaise, ou un Brésilien une Bulgare, et qu'ils utilisent comme seule langue de communication l'espéranto, l'enfant qui naît dans cette famille refusera absolument d'utiliser l'idiome parental. Pas fous les gosses! Et TROIS points de gagnés! Leçon 4 Certes, le yiddish, langue transnationale, réductible à aucun territoire national, n'est pas une langue, et il serait temps que l'on dise enfin à tous ces poètes et romanciers qui ont donné naissance en un siècle d'histoire à l'une des plus fabuleuses aventures littéraires de tous les temps dont un prix Nobel de littérature que ce qu'ils employaient n'était pas... une langue. Et comme ce qui est valable pour l'un est forcément valable aussi pour l'autre!... Et de QUATRE points! Leçon 5 Certes, toute personne qui n'a jamais lu un seul roman, un seul essai, un seul recueil de poèmes parmi les milliers d'uvres originales éditées dans cette langue pourra, par la vastitude de son ignorance concernant cette littérature, croire que l'espéranto n'a pas de culture. Quant à la vision du monde et des rapports humains très personnelle qu'il véhicule, à savoir une véritable culture de l'interculture, un humanisme à l'échelle de l'humanité entière, on ne peut y avoir vraiment accès qu'en explorant la riche littérature espérantiste, en participant à des congrès dans cette langue. Mais à condition d'avoir pu franchir une barrière psychologique, car il faudra alors se résigner à lire quelques ouvrages écrits dans une langue... qui n'en est pas une! Et donc CINQ points dans la tirelire! Leçon 6 Certes, l'étrusque, le hittite, le latin, l'ombrien,
le palmyrénien et bien d'autres langues sont devenues langues
mortes lorsque le dernier locuteur de chacune de ces langues est mort.
Quant aux quelque trois millions actuels de l'espéranto, ils
mourront certainement un jour, l'idéal étant même
qu'ils meurent tous en même temps et sans transmettre à
quiconque leurs compétences linguistiques d'espérantophones.
Mais dans les faits, il n'y a aucune crainte que l'espéranto
se transmette puisque ce n'est pas une langue. Et comme ils mourront
tous... Et de SIX points dans la tirelire! Leçon 7 Certes, une langue comme le français, qui s'est façonnée sous la pression de l'Académie française (1635), des dictionnaires, des grammaires normatives, de l'usage tel qu'illustré par les "bons auteurs", de la tradition, de l'enseignement de cette tradition, est une langue vivante, alors que l'espéranto qui s'est développé librement à partir d'un corpus minimal de règles de grammaire et d'un lexique modeste n'est sûrement pas, ne peut être, une langue vivante. Il est bien évident que toute langue parlée couramment par un locuteur est une langue vivante pour cet utilisateur, à l'exception bien entendu de l'espéranto, même s'il est manié en virtuose par un véritable orateur, par un styliste, par un poète. Dont acte. Et de SEPT points! Leçon 8 Certes, tout francophone sait que les mots du français proviennent en grande partie du latin, du grec, mais aussi pour certains, de l'italien, de l'espagnol, de l'allemand, de l'anglais, et même pour quelques-uns, de langues comme l'arabe ou l'hébreu. Le fait que les mots de l'espéranto proviennent exactement des mêmes sources n'est pas un argument valable car il risquerait de faire perdre un point. Et donc, de HUIT points dans la tirelire! Leçon 9 Certes, les Chinois, Indonésiens et Turcs, qui parlent tous une langue parmi les plus régulières du monde, devraient être convaincus que leur idiome n'a pas le droit d'être nommé une langue. Ce ne sont, après tout, que plus d'un milliard d'hommes qu'il suffit de convaincre que l'irrégularité seule est garantie, en matière de communication et d'usages linguistiques, du droit d'être appelé langue. Et de NEUF points dans la tirelire! Leçon 10 Certes, le français, l'anglais, l'allemand, le russe, l'espagnol, le chinois, le japonais et bien d'autres langues permettent aux philosophes, aux penseurs, aux juristes, aux scientifiques, aux techniciens, aux poètes et à tous les autres utilisateurs de ces langues de nommer tous les objets du monde et d'exprimer tous les concepts accessibles à l'imagination et à la pensée humaine grâce à ... des mots eh oui, tout simplement! dont le ou les sens sont codifiés par l'usage et soigneusement répertoriés dans les dictionnaires. Que les dictionnaires d'espéranto présentent
exactement les mêmes mots, soigneusement définis et permettant
eux aussi de nommer tous les objets du monde et d'exprimer tous les
concepts accessibles à l'homme sans parler de l'avantage
(non négligeable!) d'être moins polysémiques et
donc plus souvent précis que dans les langues précitées
ne doit pas être pris en compte puisque selon les neuf
arguments ci-joints, l'espéranto n'est pas une langue. Et comme
les mots et les dictionnaires d'une non-langue ne peuvent exister...
Thierry STERCK, linguiste
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