Comment mourir idiot
en dix leçons?

 

Toute personne a parfaitement conscience qu'à moins d'avoir étudié, à défaut d'une manière approfondie, tout au moins succinctement, l'un des très nombreux domaines du savoir que l'homme a explorés depuis les époques historiques, on ne peut prétendre tenir des propos pertinents dans tous les domaines pour lesquels l'on n'a aucune formation suffisante. Le temps de Pic de la Mirandole (1463-1494), époque où un homme pouvait encore prétendre avoir assimilé tous les savoirs de son temps, est depuis et restera à jamais révolu. Il reste donc peu de domaines où quiconque désire sincèrement mourir idiot pourrait prétendre concourir avec succès pour un tel titre sans que ses pairs ne le disqualifient aussitôt pour cause d'ignorance par trop flagrante du sujet qu'il voudra traiter.


Pour ne prendre qu'un seul exemple, imaginons que notre candidat, désireux de se voir décerner la palme qui lui permettrait — enfin — de mourir idiot, choisisse comme discipline, mettons, l'astronomie. Il y affirmerait, par exemple tout en se prévalant de l'appui d'Aristote, que la terre est le centre de l'Univers. Patatras! Voilà qu'un brillant aréopage d'astronomes lui prouverait prestement qu'il n'en est rien.
Imaginez le désarroi de notre héros: chaque fois qu'il se tournerait vers un domaine pour lequel il n'a point de science, il serait aussitôt débouté par des gens de la profession, disqualifié pour cause d'ignorance, car il est bien évident qu'on ne peut pas discourir pertinemment dans des domaines où l'on ne connaît rien.

Le rêve de mourir idiot serait-il inaccessible? Rassurez-vous, il reste un domaine où toute personne sans compétence peut affirmer n'importe quelle sottise sans que son entourage ne détecte immédiatement qu'elle n'y connaît rien et donc ne la disqualifie sur le champ dans sa prétention de pouvoir mourir idiot: le domaine des langues. En effet, toute personne capable d'utiliser consciemment au moins sa langue maternelle se sent investie d'un droit d'expertise en ce domaine et peut donc tenter, souvent avec succès, la difficile épreuve du "comment mourir idiot?". Le fait que les langues — toutes les langues — soient, dans l'Univers, les objets les plus complexes créés par l'homme est un secret bien gardé qu'il serait de mauvais goût d'opposer comme argument contre leurs certitudes en la matière.
Afin d'aider efficacement les candidats, nous proposons ci-après dix arguments, à l'efficacité garantie, leur permettant de mourir idiot — enfin! — en toute tranquillité. Pour ce faire, nous avons soigneusement sélectionné parmi un choix de plus de 6700 langues, celle qui nous a semblé la plus apte à leur assurer une victoire totale et irréfutable: l'espéranto.

Leçon 1
L'espéranto n'est pas une langue parce que personne ne parle vraiment une telle langue.

Certes, les milliers d'espérantophones qui se rencontrent chaque année au cours de multiples congrès internationaux ne parlent pas: ils chantent, ils rient, ils plaisantent, ils discutent, ils écoutent des conférences, ils interviennent dans des débats, ils assistent à des représentations théatrales, ils rédigent des textes, ils font des jeux de mots, ils se taquinent, ils se chamaillent parfois, certains même se draguent, mais surtout jamais, au grand jamais, ils ne parlent.

Et UN point de gagné, UN!

Leçon 2
L'espéranto n'est pas une langue parce qu'elle n'est pas à l'origine une langue orale, transmise et apprise oralement avant d'être écrite.

Certes, et les quelque 5 millions de locuteurs de l'hébreu, en Israël, ignorent que le véhicule linguistique qu'ils utilisent quotidiennement pour s'informer, pour rêver, pour se faire des câlins ou pour se disputer, n'est pas une langue puisqu'à l'origine — à l'époque d'Éliézer ben Yehouda, le pionnier du retour à l'hébreu —, personne, absolument personne ne parlait cette langue et ne l'avait apprise en tant que langue maternelle . La moindre des choses serait de prévenir les hébréophones qu'ils n'ont pas de langue, c'est urgent!

Et donc DEUX points de gagnés!

Leçon 3
L'espéranto n'est pas une langue puisqu'il n'est la langue maternelle de personne.

Certes, il semble évident pour tout le monde que quand un Finlandais épouse une Japonaise, ou un Brésilien une Bulgare, et qu'ils utilisent comme seule langue de communication l'espéranto, l'enfant qui naît dans cette famille refusera absolument d'utiliser l'idiome parental. Pas fous les gosses!

Et TROIS points de gagnés!

Leçon 4
L'espéranto n'est pas une langue puisqu'il n'est la langue d'aucun pays, d'aucun territoire, d'aucun peuple.

Certes, le yiddish, langue transnationale, réductible à aucun territoire national, n'est pas une langue, et il serait temps que l'on dise enfin à tous ces poètes et romanciers qui ont donné naissance en un siècle d'histoire à l'une des plus fabuleuses aventures littéraires de tous les temps — dont un prix Nobel de littérature — que ce qu'ils employaient n'était pas... une langue. Et comme ce qui est valable pour l'un est forcément valable aussi pour l'autre!...

Et de QUATRE points!

Leçon 5
L'espéranto n'a pas de culture.

Certes, toute personne qui n'a jamais lu un seul roman, un seul essai, un seul recueil de poèmes parmi les milliers d'œuvres originales éditées dans cette langue pourra, par la vastitude de son ignorance concernant cette littérature, croire que l'espéranto n'a pas de culture. Quant à la vision du monde et des rapports humains très personnelle qu'il véhicule, à savoir une véritable culture de l'interculture, un humanisme à l'échelle de l'humanité entière, on ne peut y avoir vraiment accès qu'en explorant la riche littérature espérantiste, en participant à des congrès dans cette langue. Mais à condition d'avoir pu franchir une barrière psychologique, car il faudra alors se résigner à lire quelques ouvrages écrits dans une langue... qui n'en est pas une!

Et donc CINQ points dans la tirelire!

Leçon 6
L'espéranto est une langue morte.

Certes, l'étrusque, le hittite, le latin, l'ombrien, le palmyrénien et bien d'autres langues sont devenues langues mortes lorsque le dernier locuteur de chacune de ces langues est mort. Quant aux quelque trois millions actuels de l'espéranto, ils mourront certainement un jour, l'idéal étant même qu'ils meurent tous en même temps et sans transmettre à quiconque leurs compétences linguistiques d'espérantophones. Mais dans les faits, il n'y a aucune crainte que l'espéranto se transmette puisque ce n'est pas une langue. Et comme ils mourront tous...
En réalité, une langue devient langue morte soit quand elle cesse d'être transmise en tant que langue maternelle, soit quand elle cesse d'être utilisée comme outil de communication linguistique au sein d'un groupe d'usagers. En outre, une langue morte se caractérise par la quasi-impossibilité — à moins d'utiliser d'assez lourdes périphrases — de nommer les objets du monde et les concepts nouveaux apparus depuis que cette langue a cessé d'être en usage. Ainsi, exprimer en latin "Notre autocar est tombé en panne suite à un court-circuit de la batterie" ne serait possible qu'en créant les néologismes nécessaires. Bien entendu, cela relève de l'impossible: l'hébreu l'a bien réalisé quand il est devenu "moderne"! Quant à l'espéranto, il a, comme de nombreuses autres langues, traversé le XXème siècle en s'enrichissant, au fur et à mesure des besoins, de tous les termes nécessaires pour désigner tous les objets et concepts nouvellement apparus, et il a traduit sans faillir les plus illustres signatures des littératures anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, hongroise et jusque chinoise et japonaise. Comment donc une langue morte peut-elle être aussi vivante? L'espéranto aurait-il inventé l'élixir d'immortalité?

Et de SIX points dans la tirelire!

Leçon 7
L'espéranto n'est pas une langue puisque ce n'est pas une langue vivante.

Certes, une langue comme le français, qui s'est façonnée sous la pression de l'Académie française (1635), des dictionnaires, des grammaires normatives, de l'usage tel qu'illustré par les "bons auteurs", de la tradition, de l'enseignement de cette tradition, est une langue vivante, alors que l'espéranto qui s'est développé librement à partir d'un corpus minimal de règles de grammaire et d'un lexique modeste n'est sûrement pas, ne peut être, une langue vivante. Il est bien évident que toute langue parlée couramment par un locuteur est une langue vivante pour cet utilisateur, à l'exception bien entendu de l'espéranto, même s'il est manié en virtuose par un véritable orateur, par un styliste, par un poète. Dont acte.

Et de SEPT points!

Leçon 8
L'espéranto n'est pas une langue parce que c'est une langue artificielle: les mots y sont inventés.

Certes, tout francophone sait que les mots du français proviennent en grande partie du latin, du grec, mais aussi pour certains, de l'italien, de l'espagnol, de l'allemand, de l'anglais, et même pour quelques-uns, de langues comme l'arabe ou l'hébreu. Le fait que les mots de l'espéranto proviennent exactement des mêmes sources n'est pas un argument valable car il risquerait de faire perdre un point.

Et donc, de HUIT points dans la tirelire!

Leçon 9
L'espéranto n'est pas une langue parce qu'il est parfaitement régulier.

Certes, les Chinois, Indonésiens et Turcs, qui parlent tous une langue parmi les plus régulières du monde, devraient être convaincus que leur idiome n'a pas le droit d'être nommé une langue. Ce ne sont, après tout, que plus d'un milliard d'hommes qu'il suffit de convaincre que l'irrégularité seule est garantie, en matière de communication et d'usages linguistiques, du droit d'être appelé langue.

Et de NEUF points dans la tirelire!
Courage, vous avez presque gagné!

Leçon 10
L'espéranto n'est pas une langue parce qu'il ne permet pas d'exprimer une pensée philosophique, de traduire des concepts abstraits, de rédiger avec précision des textes juridiques, scientifiques ou techniques.

Certes, le français, l'anglais, l'allemand, le russe, l'espagnol, le chinois, le japonais et bien d'autres langues permettent aux philosophes, aux penseurs, aux juristes, aux scientifiques, aux techniciens, aux poètes et à tous les autres utilisateurs de ces langues de nommer tous les objets du monde et d'exprimer tous les concepts accessibles à l'imagination et à la pensée humaine grâce à ... des mots — eh oui, tout simplement! — dont le ou les sens sont codifiés par l'usage et soigneusement répertoriés dans les dictionnaires.

Que les dictionnaires d'espéranto présentent exactement les mêmes mots, soigneusement définis et permettant eux aussi de nommer tous les objets du monde et d'exprimer tous les concepts accessibles à l'homme — sans parler de l'avantage (non négligeable!) d'être moins polysémiques et donc plus souvent précis que dans les langues précitées — ne doit pas être pris en compte puisque selon les neuf arguments ci-joints, l'espéranto n'est pas une langue. Et comme les mots et les dictionnaires d'une non-langue ne peuvent exister...

Hourra! Vous avez DIX points dans la tirelire: vous avez désormais le droit de mourir idiot. Félicitations!

 

 


                                                                              Thierry STERCK, linguiste


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